Retrospective

Ceci n'est pas une histoire, ou en tout cas pas une histoire comme celles où je veux refaire le monde. J'avoue que parfois avec celles-ci je pars si loin que le vent n'arrive jamais à me rattraper, je deviens un souffle tiède capable d'échapper à tout. Dans ces cas là ma voix ne tremble plus, car elle n'a plus besoin de se prononcer. Mais aujourd'hui je n'ai pas d’histoire pour toi. Je n'ai pas prévu un conte non plus, je ne te donnerai même pas de quoi rêver ce soir. J'ai juste une brume, faite à base de mots qui n'ont pas d'assemblage, pas de sens, sauf s'ils sont pour toi. Peut-être que tu ne comprends pas tout de suite, c'est normal, tu sais bien que j'ai du mal...En plus je confonds les mots, je mêle et mélange tout, je ne vois plus la différence entre la lune et les lumières de la nuit, entre les obligations et les chants des sirènes, entre ce que je veux et ce que les autres attendent de moi. Par moments je ne sais plus si je dors avec les yeux ouverts, tellement la vie est belle; parfois je rigole de pure nervosité; et à d’autres instants je pleure de joie infinie... Mais je promets de faire un effort, car j'ai plein de mots pour toi, de lettres qui dansent les unes avec les autres sans vouloir rien dire, autour d'une musique électrique qui te ramène à moi, une mélodie qui rentre dans cet espace, sans permission, sans doute, à travers des kilomètres.
C'est de plus en plus compliqué. Avec le temps qui passe, mon sens de l'expression oral devient puéril. Je sais rire, manger, dormir, m'énerver... mais je ne sais plus me communiquer (surtout au bon moment). Ma langue trébuche, la moiteur gagne mes mains. Parfois je ne dis plus rien pour ne pas gaspiller mon temps et celui des autres, mais honnêtement une fois sur deux j'ai la gorge toute sèche, un air froid la traverse et empêche les mots et les pensées de sortir à ce moment précis. J'ai comme une boule au ventre, qui me bloque.
Ici, comme ça, c'est un peu plus simple. Un endroit pour pouvoir crier de tout mon corps, sans pour autant avoir besoin de lever la voix. C'est ici que tout se passe, c'est ici que j'habite. Je me suis dit que toi, toi qui aime le silence dans son état le plus authentique, tu dois comprendre ça...

Ce soir je suis sortie de chez moi. Ma mère m'a posé la même question qu'il y a huit ans :
- Tu vas où?
Ma réponse a eu l'air de la contrarier:
-Je vais faire d'un rêve une réalité... Je ne rentrerai pas tard.
Elle n'a pas su quoi dire, à l'époque elle était habituée à entendre : "ne m'attends pas pour dormir". Je ne me suis jamais expliquée, j'aurai du mal à le faire maintenant, et, d'ailleurs, je ne suis pas sûre d'en avoir envie.
J'ai traversé la marée de gens. Officiellement il n'y a plus d'argent, on arrive à peine à boucler les fins de mois, mais je ne vois pas tout-à-fait la crise quand je regarde cette folie. Avec grande difficulté je remonte la rue, mais sur le coup j'ai l'impression que rien ne peut m'arrêter.
Je me dirige vers un endroit magique, mythique, au coeur du quartier des lettres de Madrid, issue de l'ordre des templiers du XII siècle, qui par la suite devint une prison, dont on a conservé les passages secrets. Elle a ensuite été convertie en Bourse, puis finalement en restaurant dédié à la Haute Cuisine Traditionnelle Espagnole. Je veux y aller depuis des années, tu sais bien comme j'adore ces lieux... Avant je n'avais pas d'argent, maintenant je n'ai plus celui avec qui y aller. Et voilà de quelle façon j'ai compris qu'attendre Le Bon Moment n'avait plus de sens, que ce n'est plus qu'une rêverie. Quand on a un coup de foudre, il faut le faire, et basta. Il n'y a que le train de la vie qui va nous montrer, au pire des cas, que c'est trop tard, et il vaut mieux alors se fixer au coeur un nouveau projet, un autre espoir qui nous fasse regarder au loin, au moins pour qu'on soit capable de surmonter le goût d'une défaite contre le temps.
Fermé. Il était fermé. La poisse, n'est-ce-pas?
Je me suis arrêtée quelques instants devant la porte, j'ai regardé la carte affichée dehors. Ce n'est pas la première fois que je reste comme ça. Je vais bientôt la connaître par coeur. Peu après je suis partie nulle part, je ne savais plus où j'allais (chose qui m'arrive régulièrement). J'ai marché, tout droit, sans aucune motivation. J'ai laissé mon coeur brisé dans cette petite rue, mes pieds m'ont baladé sans compter sur moi, en m'obligeant à laisser tomber ce qui tout simplement ne pouvait pas être. Je me suis posée des questions, puis je me suis résignée, tout en me disant "merde, merde, merde".
Du coup je suis tombée sur un autre restaurant, pas très loin. Je suis rentrée, cette fois-ci pas vraiment pour le charme du lieu, mais parce que je commençais à avoir faim, et tu sais comment je suis quand je rentre dans cet état...
L'entrée était sombre mais l'intérieur m'a surpris par sa beauté, avec un esprit chaleureux qui m'a fait me souvenir du restaurant La Tute, donc des pensées pour toi sont venues. J'ai eu les images de cette soirée-là dans ma tête. Je les ai gardé telles quelles, sans les changer. Ton souvenir a réussi à me perturber dans le calme le plus doux, une certaine tristesse m'a enrobé. J'ai pensé à ta peau, à son odeur de framboise. Au brunch au champagne, au petit dèj fait de sourires. Aux innombrables bières, à l’inoubliable soirée disco. À Monet, à Klimt, à Mucha. Aux apéros, aux cafés, aux restos. A tes yeux, à tes mains... À la neige qui tombait sur nous, comme si elle était l'invité d'honneur de nos rendez-vous. C'est curieux, je me suis sentie fière de moi, de ma décision, mais certainement pas si heureuse qu'il y a quatre jours.
J'ai très bien dîné, je ne peux pas dire le contraire. J'ai mangé un amuse bouche délicieux; une entrée au fois gras et pommes confites, très originale, très bien présentée; et en plat un poisson dont je ne connais pas le nom en français, servi avec des asperges et une mousseline de tomates. En dessert, cheese cake au fromage blanc, citron vert, émulsion de fruits rouges. Je ne peux pas me plaindre, ça s’est bien passé, mais je n'étais pas où je voulais. Et à mon avis ce sera la même chose avec toi qu’avec le restaurant: un autre arrivera, mais j'aurai la tête ailleurs.
Ce n'était sûrement qu'une faiblesse étant donné que je n'avais pas encore mangé, mais j'ai eu l'impression que tu me manquais. Je me suis encore posée des questions, et, pour la deuxième fois dans la même soirée, je me suis résignée et me suis dit "merde, merde, merde".

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(En tout cas merci car sans t'en rendre compte, il y a quelques mois, avec tes conneries, tu m'as fais sortir de chez moi au moment où je ne voulais plus me lever)

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